Selon Peter Bil’ak, fondateur de Typotheque.com et créateur de plusieurs polices de caractères, le web serait victime d’un mode de pensée collectif qu’il qualifie de « ‘everything on the web should be free’ attitude ». En d’autres termes, on aurait tendance à penser que ce que l’on trouve sur internet est utilisable comme bon nous semble, et ce gratuitement. Cette phrase du designer rejoint le mythe actuel selon lequel les polices de caractères seraient libres de tout droit.
Or cette croyance se révèle être totalement erronée. C’est au même titre que les morceaux de musique ou les films, que les polices de caractères sont protégées par les règles de propriété intellectuelle.
Les polices de caractères, c’est tout un art
Avez-vous déjà essayé de mettre au point une police de caractères complète ? Pour la majeure partie d’entre vous il est évident que non. Pour les courageux ayant déjà essayé, vous avez dû remarquer que la tâche était loin d’être aisée. Cela nécessite du temps et des compétences particulières. De plus, la matière détient son propre jargon : on parle de chasse pour évoquer la largeur des caractères ou encore d’empattement lorsqu’il s’agit d’évoquer l’extrémité de ces derniers.
Du point de vue juridique, l’article L112-1 du Code de propriété intellectuelle protège « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ». L’article L112-2 poursuit en considérant comme de telles « les œuvres graphiques et typographiques ». Ainsi, au sens du Code les polices d’écritures méritent une protection à part entière.
Un critère d’originalité difficile à démontrer
Afin d’être protégée, toute œuvre d’art doit présenter un caractère essentiel : le critère d’originalité. Attention, l’originalité n’est pas la nouveauté, on parle ici d’originalité au sens juridique du terme ; l’œuvre devant porter l’empreinte de la personnalité de son auteur. Cette originalité sera alors appréciée par les juges en cas de litige.
L’originalité est toutefois difficile à appréhender au regard des spécificités des polices de caractères. En effet, les images objets de la protection ne sont autres que les lettres de l’alphabet. Dès lors, il apparait parfois difficile de différencier deux polices graphiquement très proches, d’autant plus qu’il est assez aisé, pour les personnes dotées des compétences adéquates, de modifier légèrement une police existante et d’en revendiquer l’originalité. Cela a pour conséquence dommageable de faciliter le piratage, le plagiat et le vol de polices sur internet. Ces actes frauduleux sont encore plus présents aux Etats-Unis car ces derniers ne disposent pas de définitions ou de standards permettant d’évaluer le degré d’originalité d’une nouvelle police.
Un système bancal…
A l’heure où le piratage des œuvres est devenu monnaie courante, les polices de caractères ne sont pas les moins touchées. Plusieurs facteurs rentrent en ligne de compte.
Tout d’abord il y a une confusion dans l’esprit des utilisateurs. De nombreux sites permettent de télécharger gratuitement des centaines de polices différentes. A côté de ces derniers, d’autres sites proposent des polices non libres de droit dont il faut rémunérer les designers. Selon une enquête de The Wired, le prix des licences de polices peuvent aller de 99$ à… 50 000$ pour une police spécifiquement créée à la demande d’une grosse entreprise !
Par ailleurs, un rapport de 2013 souligne le fait que les termes de licence des polices de caractères sont souvent peu clairs voir incompréhensibles. Toujours selon ce rapport, les designers eux-mêmes seraient plus de 80% à ne pas lire ces licences correctement et parmi ceux qui les lisent, 78% les trouvent peu clairs.
… conduisant facilement à des erreurs
En 2009 aux Etats-Unis, The Font Bureau (un des leaders américains de la typographie) a attaqué NBC Universal. Cette dernière avait payé une seule licence pour un certain nombre défini de polices. La licence permettait l’installation des polices sur un seul ordinateur. Toutefois la NBC a outrepassé les droits qui lui avaient été accordés par The Font Bureau et a installé les polices sur plusieurs ordinateurs. Elle a également pris la décision d’utiliser des polices pour lesquelles elle n’avait aucun droit. L’entreprise titulaire des droits a alors demandé pas moins de 2 millions de dollars à titre de réparation mais l’affaire s’est résolue hors des tribunaux, comme souvent dans ces cas-là.
En 2010 et en France cette fois, c’est l’HADOPI elle-même qui a été accusée d’avoir piraté une police. Afin de créer son nouveau logo, la Haute Autorité avait utilisé une police strictement réservée à France Télécom.
Si vous n’étiez pas au courant que les polices de caractères étaient protégées, rassurez-vous, vous n’étiez donc pas les seuls. Mais maintenant, vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas !
Pierre-Yves Dupont
Sources :
http://police.planete-typographie.com/protection-juridique.html
http://www.commentcamarche.net/faq/5827-on-peut-utiliser-comme-on-veut-les-polices-de-caracteres
http://myclientisrich-leblog.com/2013/12/les-polices-de-caracteres-et-leurs-licences/
http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2015/10/21/polices-de-caracteres-un-piratage-meconnu/
http://blog.extensis.com/font-compliance/report-hidden-risks-font-misuse.php
http://www.wired.com/2015/10/you-wouldnt-think-it-but-typeface-piracy-is-a-big-problem/
http://rue89.nouvelobs.com/2010/01/11/lhadopi-accusee-de-piratage-de-logo-que-fait-la-police-133215
Pierre-Yves Dupont
Promotion 2015 - 2016